Murmuration des anagrammes
A Reading of Pascale Petit’s Sujets d’émerveillement
A note to our Anglophone readers: You may insist you can’t read French, but we don’t entirely believe you. It’s not that we assume you can make it out because you have “a little Spanish”, as Americans love to say, but rather because, we are prepared boldly to claim, you have your French as it were a priori. English is not just any Germanic language — it is a Germanic language overlain upon significant strata of Celtic and Latin, and then itself overlain in turn by a rather thick layer of Norman French. It’s been over a millennium now that we Anglos have been speaking quasi-French, and to refuse to see that is to refuse to recognize one of your greatest native gifts. With that in mind, we find it fitting here at The Hinternet to begin sharing, from time to time, untranslated work in French, starting today with this lovely piece from Félicia Mariani on Pascale Petit’s anagrammatic poetry.
Well, to be more precise, we have not left Mariani’s piece entirely untranslated. Inspired by Vladimir Nabokov’s hyper-literal translation of Pushkin’s Evgeny Onegin, an exercise meant to demonstrate the strict untranslatability of poetry, we have decided to translate at least the anagram-poems that make up the core of Mariani’s explorations — without preserving the anagrams themselves, of course, which would have been impossible. Our point is somewhat different than Nabokov’s, however — it is to show what small poetic successes can emerge in one language, if they emerge, simply by borrowing meanings that, in their language of origin, had been forged only in view of that language’s contingent features. Enjoy. —The Editors
1.
Pascale Petit est une auteure française qui a publié une trentaine d’ouvrages dans son pays : poésie en prose, romans poétiques, nouvelles, contes, pièces de théâtre, histoires pour enfants, chansons, poèmes. Ce faisant, elle renouvelle chacun des genres abordés, à sa manière toute personnelle, saupoudrée de graines d’humour doux.
Par exemple, I love you mon biniou (2018), aux Éditions de L’école des loisirs, semble être un petit conte pour enfants, en forme de pièce de théâtre. En y regardant de plus près, on se demande : est-ce bien un conte pour enfants ? ou plutôt un dialogue philosophique ? un rêve éveillé où fleurs et hérissons se donnent la réplique ? un petit vademecum de poche ? Y a-t-il anguille sous roche ? Tant de pistes semblent se croiser au sein de ce petit théâtre de jardin.
De même, son livre L’audace (2020) hésite entre le conte, le recueil poétique, le récit et l’analyse sociologique, voire métaphysique. Une chose est sûre : elle fait confiance à l’intelligence du lecteur pour cheminer dans les méandres de la pensée et de ses propres interrogations de lecteur face à cette héroïne singulière : se crée alors un dialogue tendu et entendu, une conversation mentale, un va-et-vient poétique. Que ce soit à travers ses romans « petitiens », nouvelles, ou pièces de théâtre, la poésie fantasque et sensible de Pascale Petit s’infiltre partout. En fait, tous ses textes respirent la poésie.
Avec ses Sujets d’émerveillement (2024), l’auteur renouvelle brillamment les anagrammes poétiques. Comme elle le précise dans la deuxième partie de son livre, riche et documentée, les anagrammes ont été, au cours du temps, des supports d’interprétations, d’oracles, d’éloges et bien sûr de jeux. Mais je ne veux pas divulgâcher cette deuxième partie des Sujets d’émerveillement. Je vous laisse la joie de la découvrir vous-même. Je me contenterai ici d’évoquer deux autres auteurs : l’un Américain, l’autre Français, qui peuvent donner un certain éclairage sur les anagrammes en France.
Outre-Atlantique, Howard Bergeron, rédacteur en chef du magazine Word Ways: The Journal of Recreational Linguistics, est l’inventeur de l’anagramme au « vocabulaire capté » [vocabularyclept] : il a listé le vocabulaire de son poème “Winter retrospect” (1969) et demandé aux lecteurs de son magazine de créer un nouveau poème à partir de ces mêmes mots — donc une sorte d’anagramme collaborative.
En France, l’anagramme se défait de la pure performance ludique à partir des poèmes anagrammatiques de Jean Dupuy. Les lettres de certains de ses textes sont brassées, mélangées, recomposées pour créer à chaque fois de nouveaux textes, avec exactement les mêmes lettres, ce qui donne une impression simultanée de déjà vu et de découverte. « Regarder/lire une anagramme c’est y regarder/lire à deux fois », écrit Christian Xatrec, en avril 2008, au sujet de Jean Dupuy.
Dupuy pourrait tenir une place particulière chez les lecteurs anglophones car sa première anagramme est bilingue : “American Venus Unique Red”, imprimé sur son crayon, devient « Univers Ardu en Mécanique ». Dès lors, on peut s’interroger sur la traduction des anagrammes, qui porte le coeur de la langue à son point d’incandescence. Les anagrammes de Jean Dupuy mêlent peinture et écriture : l’auteur dépasse la contrainte anagrammatique pour atteindre une dimension plus vaste et plus profonde, qui va au delà de la simple performance ludique. L’association des couleurs, dispositions et formes des lettres et du sens des anagrammes illustre leur propos : il s’agit d'exprimer une certaine instabilité de notre perception du réel.
Pascale Petit, à sa manière, fait elle aussi usage de la palette des couleurs dans ses anagrammes, qui dépassent aussi l’exploit virtuose [la mataiotechnie ? —les éditeurs], pour révéler un autre sens sous les mots, et nous emmener dans une passionnante exploration de la langue en mouvement.
2.
En définitive, ce n’est pas la poésie qui doit être libre, c’est le poète.
—Robert Desnos
Cette citation, en fin d’ouvrage, donne le ton à tous les poèmes anagrammatiques des Sujets d'émerveillement de Pascale Petit : on est saisi par un vent de liberté, les lettres des anagrammes tourbillonnent, se mélangent et se recomposent sous nos yeux, on a l'impression de les voir bouger.
Ce ballet aérien s’apparente à la murmuration : bruissement délicat des oiseaux qui se déplacent en formant des figures dans le ciel. Et quelle drôlerie aussi : Pascale Petit s’amuse bien, tout en décrivant sa pratique, dans « Rature et Juliette », le plus long texte anagrammatique de ce livre et, sans doute, de toute la littérature française. Extrait :
tut ! je râle, te tire u
à jeter le tutu tiré !
tutu altier rejeté !
t’ai rejeté, turluté !
tss ! i grumble, pull you, u
to throw away the torn-off tutu!
haughty tutu rejected!
i rejected you, warbled one!
Le mot « rêver » revient assez souvent dans les anagrammes des Sujets d'émerveillement. Rêver qui est aussi un palindrome, petit mot à lire dans les deux sens. L’accent circonflexe n’en fait pas un palindrome parfait : c’est l'accent du rêve. Dans des anagrammes puisées dans des mélanges de couleurs, le rêve est présent aussi :
vert olive + bleu océan
raconte Ève volubile
le boucan violet rêvé
olive green + ocean blue
recounts voluble Eve
the dreamt violet commotion
Au mantra de l’anagramme, s’ajoutent les renforcements et nuances des mots : « reste d’amour rêvé », ce reste d’amour venant des deux couleurs vert émeraude + rose [remains of dreamt love / emerald green + pink]. Ou bien « beau mélange songeur » : un extraordinaire mélange, en effet, à partir des lettres de bleu manganèse + rouge [blue manganese + red].
Les couleurs disent les sentiments subtilement : elles changent comme eux, se recomposent avec les lettres des anagrammes. On les sent se déplacer en nous, doucement. Les couleurs semblent être celles du ciel ou de la mer, au début du jour, on s’envole dans ces anagrammes colorées avec la musique légère et le personnage qui flotte de Jean-Michel Folon :
parme + bleu
brume pâle
préambule
lavender + blue
pale fog
preamble
les p et b explosant doucement les couleurs douces dans le ciel.
Dans « Ode illuministe », on se retrouve sur une île : distique par distique, on y avance les yeux piqués de lumière. Extrait :
il s’unit de
l’émoiou instille
idemdu miel
insolite
he merges with
the stiror instills
the samewith some honey
unheard of
Les anagrammes sont souvent émaillées d’humour, par petites touches de mots familiers :
ocre rouge + cyan
égayer un croco
red ochre + cyan
to delight a croc
Mots familiers, parfois suivis de mots érudits, piédestalisés, aussitôt désacralisés, relâchés sur le plancher des mots ordinaires :
bleu + magenta + noir de mars
sang bu, mate le drame noir
lune smaragdine à tomber
blue + magenta + Mars black
blood drunk, behold the dark drama
smaragdine moon to fall for
« Smaragdine » : synonyme d’émeraude, mot aussi rare pour les Français que pour les Anglais. Une telle lune nous emporte directement vers la nuit des rêves. Les mots sourient et s’animent ainsi que les objets :
noir de fumée + magenta
ma fraude,
ton énigme
réanime
un mégot fade
smoke black + magenta
my fraud,
your secret
reawakens
a faded cigarette butt
Tout est mouvant, tout vacille, on sent, on voit la fumée bouger dans le mystère… et cette « fraude », au cœur des lettres et des mots de l’anagramme, et peut-être aussi, tellement indissociable de « l’énigme » des êtres. Et le mégot fade qui se remet debout !
On marche avec chaque mot « pesé », pas à pas, lettre à lettre, et la poète nous souffle tout bas des indications à l’infinitif, tout en marchant, tout en lisant, anagrammisant :
car mot pesé
pacte morse
espace mort
après ce mot
saper ce mot
mot escarpé
mot âpre sec
estomper ça
for a weighed word
a Morse pact
dead space
after this word
to sap this word
steep word
bitter dry word
soften this
Promenade, danse, musique : trois mouvements, trois élans au cœur des anagrammes — dans un passage de « La langue te double » (titre qui cache l’anagramme d’un phénomène connu de tous : le mot sur « le bout de la langue »), l’auteur nous glisse des indices avec les homophones balade et ballade :
l’une goûte ballade
l’une balade le goût
bal tango élu éludé
lagune d’elle tabou
the one savors a stroll
the one strolls a savor
the chosen tango ball avoided
her laguna — taboo
Comme dans le tango, la danse du mouvement proche et vif, qui se danse et se cambre comme la parole, qui s’invente tout en suivant certaines règles, qui s’attise et s’érotise entre deux interlocuteurs danseurs. Ils lancent, rattrapent, font rebondir les mots au vol.
On le sent, on l’entend presque, on frôle sa présence, mais il reste évanescent, impossible à capturer, à dire, à capter dans des syllabes sonnantes et trébuchantes. Oui, locuteur, papoteur, la langue te double. Mais, dans « L’autel réaliste », la poète finit par la rattraper :
la tête ailleurs
la tête l’air seul
tel réel la situa
elle la restitua
the head elsewhere
the head as if alone
such a reality positioned it
restored it
Pascale Petit promène ses miroirs anagrammatiques aussi au pays d’autres poètes, comme Apollinaire — « nous suivons le même rite » (à partir d’un vers de son poème « Annie », « La dame et moi suivons presque le même rite ») — ou encore Verlaine. Mais « mon rêve familier » de Petit est télépoétisé, anagrammifié dans l’espace et le temps : en quatre petits vers se télescopent les frères Lumière et la poésie cinématographique des rêves :
mon rêve familier
mon rêve familier
filme mon arrivée
en gare de la ciotat
anecdote à égalité
my familiar dream
my familiar dream
films my arrival
at the Ciotat station
an anecdote on equal terms
Parfois un distique anagrammatique vous happe au milieu de la page, comme un harpon de pêcheur d’eau vive :
il était une fois
Il était une soif
sitôt l’eau finie
once upon a time
there was a thirst
as soon as the water was finished
Une vérité profonde, nimbée de l’aura des contes, surgit en deux vers qui se répondent à l’infini, tels les deux côtés d’une clepsydre, vidés et remplis au fur et à mesure.
Les Sujets d'émerveillement se terminent par une partie historique et documentée de l’anagramme à travers les siècles, jusqu'à notre époque moderne :
Dès lors, le jeu de l’anagramme enclenche un récit contenu en puissance dans son titre.
Oui, « en puissance », c’est ce qui fascine.
La potentialité incroyable, concentrée, tendue, remplie à ras bord de phrases enroulées autour d’une bobine centrale. On voit ce que « la contrainte qui obsède fait à la langue » : il en découle une langue autre.
As one who reads little French, I was happy and gratified to see how much I enjoyed this. Kind of an Oulipo lite.
Les doigts dans la nez!