-1. Proème
Two weeks or so ago, our Founding Editor received a text from one of his —how to put this politely?— one of his overabundance of acquaintances:
This was followed by a series of surprisingly lo-res photographs documenting the find, which, though John had not said as much explicitly, seemed to be a small notebook:
In the final photograph a handwritten note, which must have been discovered between the notebook’s pages, was legible, if only barely: « Si vous me trouvez, it said, merci de me rendre à ma propriétaire ».
JSR, true to form, responded rudely:
Things did not seem to get off to a good start, in the affair of the notebook. But in the end John came through. Unlike so many others on their hasty Paris stopovers, who always want to “grab a coffee or dinner or something”, John actually had something to offer. And surprisingly, when asked to write up the story of his discovery, he did so in fluent French (crediting a spouse we never knew he had).
When we told JSR about this, he asked us to transmit the following message: “John, my friend, I’m sorry. The next time you come through Paris, dinner is on me.”
0. Présentation
The Hinternet m’a demandé de rédiger un court texte expliquant la nature des documents qui sont tombés entre mes mains, et que je me propose de vous présenter ci-dessous. Ne nous mentons pas, j’ai demandé de l’aide à ma femme. Je remercie donc ici Linda qui a la chance non seulement de remplir notre bibliothèque depuis vingt ans mais aussi de m’avoir aidé à apprendre le français.
Mais pour en revenir aux fait, voilà comment cette histoire a commencé. J’étais à Paris pour le travail. Logé dans un quartier plus joyeux Strasbourg-Saint-Denis. Mon hôtel était miteux. Au passage si vous n’y connaissais rien à Paris, ce qui est encore un peu mon cas, on y trouve les meilleurs endroits pour manger ces fameux sandwichs kurdes sans trouer son porte-monnaie.
Un matin en revenant d’une boulangerie où j’avais acheté mon traditionnel croissant, ce truc était au sol près d’une poubelle. Pris par tous les impératifs que vous imaginez, et dans une ville qui n’est pas la mienne, je n’ai pas tout de suite penser à regarder l’objet dans le détail, même s’il était plutôt beau. C’était un carnet noir avec des motifs couleur or. J’ai même eu l’idée de le jeter. Ce qui m’en a dissuadé c’est un mot qui est tombé des pages quand je m’apprêtais à remettre au trottoir.
« Si vous me trouvez, merci de me rendre à ma propriétaire ». C’était une jolie écriture de femme à l’encre violette.
La page de garde où devait figurer le nom ou le numéro de l’inconnue avait été arrachée. Je ne sais pas qui était assez pervers pour détruire ce qui relie un objet aussi précieux à son propriétaire.
Ce n’est pas tous les jours que l’on tombe sur un journal intime.
Je n’aurais pas aimé que le mien arrive comme ça entre des mains étrangères. Enfin, je n’ai pas de journal intime. J’ai pensé à le déposer dans une mairie, un commissariat ou endroit du type, mais vu la réputation des administrations françaises j’ai évité.
Je ne sais comment mais j’ai repensé à mon ami JSR, qui habitait à Paris depuis plusieurs années et dont je connaissais l’intérêt pour ce genre d’anecdotes un peu tordue. Par chance j’avais encore son numéro de téléphone.
Il lui semblait qu’internet faisait des miracles dans la section des objets trouvés. Il s’est porté volontaire pour relayer cette annonce qu’il publierait sur son site (que je n’ai jamais regardé d’ailleurs).
Il m’a conseillé d’écrire ce petit texte pour expliquer à ses lecteurs la démarche, mais aussi de retranscrire sur ordinateur quelques pages du carnet. Par manque de temps, ou peut-être par superstition, j’imagine (si vous le connaissez vous savez qu’il est un peu nuts) il s’est refusé à le faire lui-même. Surtout quand il a appris qu’il ne s’agissait pas d’un journal intime ordinaire, mais d’un carnet de rêves.
Je comprends. Dans ma culture aussi, le rêve est tabou, il y a l’idée qu’on arrache un peu de l’âme d’un être quelque part.
Idée désagréable, sans doute suggérée par la lecture trop jeune d’un livre de Truman Capote qui trônait dans la bibliothèque de mon père.
C’était un recueil de nouvelles originales, Master Misery, « Monsieur Maléfique » en français, si mes souvenirs sont bons (ok, j’ai regardé sur internet la traduction, enfin ma femme l’a fait…). C’est l’histoire d’une petite secrétaire sans argent qui gagne quelques dollars à chaque rêve vendu, mais se voit en contrepartie mourir jour après jour.
Malgré mes notions plutôt solides de français (ma femme en est témoin) , il m’a fallu plusieurs semaines pour lire tout le carnet (avec son aide, bien entendu).
La retranscription des textes souvent écrits avec abréviations et dans une écriture parfois bancale. Ça me me prend encore énormément de temps le soir après le travail. Étrangement, certains passages sont écrits en anglais sans que je sache s’il s’agit de la langue maternelle de la rêveuse.
Il a été convenu que je réécrive ses rêves au propre au compte-gouttes, et que The Hinternet les publie ici.
Le voyeurisme n’est pas mon sujet. Ni le vôtre, j’imagine. Même si je dois dire que ma femme a fait des cauchemars en lisant quelques-unes des pages.
J’ai aussi supprimé des prénoms qui intervenaient dans certains récits de rêves.
Par respect pour les personnes qui se cachent derrière, mais aussi par égard pour la propriétaire du carnet.
J’espère malgré tout qu’en lisant et en faisant circuler ces petites histoires intimes quelqu’un se reconnaisse, ou que des âmes charitables aident à retrouver sa propriétaire.
Je sais que ce message est en quelque sorte une bouteille jetée à la mer dans une vaste poubelle numérique.
Mais je viens d’une famille de pêcheurs. Et dans ma région on dit : « plus l’eau est trouble meilleure est la pêche ».
Merci pour elle. (Et merci à ma femme!)
John Holem
1. Rêve_ mars
L’envie de détruire me perce les yeux avec la pointe du coeur.
Inutile de rappeler pourquoi. Tout le monde s’en fout.
Je hurle tout un tas de vérités ruminantes. Je vomis à la gueule du monde en marchant à droite à gauche sans ligne fixe.
Je suis dehors, ça c’est sûr, je marche vers un autre lieu indistinct, sans regarder tout à fait où je mets les pieds. Et puis à quoi bon ?
Les trottoirs sont vides et, à l’horizon, une atmosphère brumeuse encercle cette ville anonyme. C’est toujours comme ça la nuit quand je rêve. Mais ce soir je crie.
« Qu’ils aillent tous bien se faire foutre et bien profond ces connards finis, ces panses à merde. Qu’ils trébuchent sur leur bite. Ou bien qu’ils s’en fassent un tipi, tiens ! Une cabane, un trois mâts pour voguer au large. »
Je crie juste pour moi, puisqu’il n’y a personne aux alentours.
Mais je sais bien vers qui mon cri me porte. Inutile aussi de préciser son prénom. Lui ou un autre de toute façon…
L’humanité masculine ne s’est-elle pas déjà montrée, au fil des siècles, interchangeable ?
Sans m’en rendre compte pendant que je recrachais à haute voix tout l’humus qui m’encombre l’esprit, je viens de quitter la cour intérieure où je tournais en rond.
Quand le silence reprend la place que ma colère avait éteint, un bâtiment s’ouvre à mon regard. Il est immense. En transparence.
Le squelette est tout en fer et en verre. C’est une serre, façon Grand Palais. Dedans, la lumière laiteuse mais crue découpe l’ombre saillante de petits de tas de chair.
Ils sont tous là, habillés d’un seul caleçon, initialement couleur peau j’imagine. Troués et souillés par des heures d’incarcération avec pour unique échappatoire un trou au sol pour déféquer.
Ils sont apeurés, mal habiles sur leurs jambes. Des chiens qui supplient un os à ronger même sans rien dessus, quelque chose à laper même une seule goutte pourvu que leur langue travaille pour feinter leur ventre.
Ils n’ont plus que leur seule salive à manger et leur glotte roule à vide, depuis combien de temps ? Je n’en sais rien.
Je traverse juste leur enclos comme au zoo, sans empathie aucune.
Une porte est dissimulée au fond. Je m’y engouffre en laissant toutes ces formes spectrales à leur propre fantôme.
Je referme la porte derrière moi. Et la nuit tombe, on dirait.
La salle dans laquelle j’ai mis le pied est sombre, étroite, sans fenêtre. Une table large et rectangulaire occupe le centre de la pièce. C’est un peu comme la loge d’un gardien de prison, un réduit pour se reposer. Voire un placard à balais de luxe. Qui l’occupe ? Encore une fois aucune idée. Mais j’aperçois quelque chose sur la table, quelque chose d’étrangement humain. Je m’approche.
Il y a un coffre en bois de taille réduite, et dedans, une forme allongée. On dirait un petit cercueil. Oui…Non…Je me penche un peu plus sur l’objet. C’est un cercueil en bois de la taille d’une boite à allumettes. Dedans se trouve un homme nu et rétréci comme une poupée vaudou. Il est mort ? Non ! Je vois une paupière bouger. Il doit souffrir terriblement pour ne plus avoir la force de s’extraire et fuir.
Impossible qu’il soit là de sa propre volonté. Sa peau est desquamée, et son visage est tendu comme un masque mortuaire. Il est hideux et Dieu seul sait comment il a survécu et à quoi surtout.
Je m’en allais le toucher quand une ombre m’est passée devant, sans un bruit. Un homme grand tout en tissus volants, remontés jusqu’au cou façon col romain. On croirait une soutane trempée dans du mazoute. Il continue à me passer devant comme si je n’existais pas. Comme s’il était seul dans la pièce, qui, à regarder de plus près, ressemble plus à un laboratoire ou à un cabinet d’alchimiste qu’à une salle de repos pour maton. L’ombre a les cheveux longs, noirs, raides, beaux d’une beauté magique. Celles avec les couleurs sans nuance comme les portent les animaux maudits: corbeaux, panthères et chats noirs.
Il s’approche du petit homme avec le geste délicat du chirurgien. Il lui lève le bras. Pour toute réponse, il reçoit un cillement douloureux du mini-mourant. Il le laisse tomber et s’en va chercher un grand seau au fond de la pièce. Il le porte à hauteur de visage. Le truc a l’air lourd, mais qu’a-t-il bien pu mettre dedans ? Le liquide qui s’en dégage a l’air chaud. Il le penche avec difficulté pour le déverser sur le petit corps qui ne dit rien. Il s’en va le couler sur l’autre comme un nappage au chocolat sur un cake aux fruits.
—Mais qu’est ce que vous faites ? je lui demande.
Sans un mot, lentement, l’homme tout-en-tissus-noirs repose son seau sur la table. J’y vois le contenu. Un vomi rouge qui fume épais et bulbeux: de la lave en fusion.
Le petit homme dans son cercueil ne dit rien, n’a pas bougé, il vient pourtant d’éviter la mort par ébouillantage.
Je regarde l’ombre. L’ombre me regarde. Les yeux tellement écarquillés par l’étonnement qu’on les croirait prêts à tomber de leur cavité. Oeufs durs, globes flaques.
—Alors vous me voyez… Lâche l’homme dans un filet de voix.
—Bah oui, lui dis-je toute étonnée, pas vous ?
—Si naturellement mais habituellement les gens ne me voient pas.
Je me retourne, j’embrasse la pièce des yeux :
—C’est chez vous ici ?
—Oui.
—Qu’est ce que c’est ?
—Mon atelier.
Alors que nous échangeons, l’homme-poupée-vaudou est toujours dans son mini-cercueil.
—Mais vous y faites quoi alors ici ? je lui demande.
—A votre avis ? Je travaille. Et vous ?
—Je ne sais pas comment je suis arrivée. Si, je rectifie, je suis arrivée en passant par cette porte, je désigne un coin du mur par lequelle je me suis engouffrée mais la porte n’y est plus. Je ne comprends pas... La porte était pourtant bien là il y a quelques secondes, ou plus je ne sais plus mais je suis bien entrée par ici.
L’homme en noir sourit en coin:
—Elle ne s’ouvre que d’un côté.
—Mais pourquoi, je demande. Ca n’a aucun sens !
—Pour donner de faux espoirs aux bêtes qui beuglent de l’autre côté.
—Les hommes ?
—Oui.
Je repense aux hommes sous la serre.
Dans leur calvaire, ils croient que c’est une porte de sortie. D’une certaine manière ça l’est, oui.
Il enlève ses gants. Je n’avais pas remarqué qu’il en portait. Il se laisse tomber sur une chaise, avec une retenue d’élu, il a le geste gracieux mais froid, quelque chose d’astral, une distinction supérieure.
Ils ne savent pas que cette porte est à sens unique, une fois qu’on la franchit elle ne s’ouvre plus. Du moins, disons qu’elle ne s’ouvre que dans un sens. Et on y entre jamais par sa propre volonté. Par ailleurs, je suis le seul a en avoir les clefs.
J’essaie de remettre de l’ordre dans mes idées, alors qu’il continue à parler.
—C’est pour ça que je vous demande ce que vous faites ici et comment il se fait que vous me voyiez. Je ne me donne à voir qu’à ceux à qui je veux bien me montrer. Alors je vous le demande une nouvelle fois, qui êtes-vous et comment êtes vous entrée ici ?
—Je ne sais plus, je bredouille. Je me souviens bien avoir marché dans une ville floue. La serre et puis cette porte passée juste avec la rage un peu mais sans autre sentiment, j’ai vu ma pitié disparaitre en cheminant.
—Alors c’est que vous m’avez déjà rencontré, sourit l’homme.
—Ca je m’en souviendrais, je réponds sans réfléchir.
A nouveau il sourit sans rien dire et il me semble qu’il vient de terminer une cigarette que je ne lui avais même pas vu allumer alors que des volutes de fumées auréolent son visage comme un saint déchu.
—Je suis la mort, il reprend tranquillement, et ceci est mon atelier.
2. Rêve_ aout
La chaleur pesante retombe en gouttelettes fines sur mes épaules, je me liquéfie, une traine de sel me court l’échine en serpentant avec un rappel infâme : l’endroit grouille de bête c’est sûr.
Je le sais sans en voir, leur présence est là dans mon esprit, elles sont dans ma tête.
Je marche avec la peur d’être mordue aux chevilles.
Mais la crainte ne surpasse pas mon envie d’avancer et de voir enfin le bout. Trancher enfin la succession de buissons de palmes coupantes qui reviennent inlassablement au visage et qu’on voit arriver dans la tronche de notre voisin de devant sans rien y faire, la fatigue est trop lourde. Nous nous suivons à la file indienne. Nous sommes plusieurs à marcher en garnison exploratoire. Mais je suis la première à batailler le nuage compact de végétation pointue, j’avance et j’avance depuis des heures, voire des jours même. Et j’ai la nausée comme après des heures sans sommeil.
Etrangement, c’est toujours quand je me formule une idée sur l’état des choses qu’un élément se bouscule dans le paysage et que la trame du monde bascule. Ici, la flore s’éteint doucement pour laisser place à une clairière. La forêt semble avoir été brûlée toute entière, c’est une frontière brutale qui marque la délimitation entre le grand néant vert et le vide de la nature humaine. A pieds, l’herbe que je n’avais pas aperçue (pas plus que mes chaussures disparues sous les branchages), est jaune cramée piétinée courbée tout autour. Plus de fleurs. Je sais que ça pue les machines, l’acier et la sueurs des hommes.
Ce n’est pas un village d’orpailleurs où nous avons atterri mais ça y ressemble, la glaise en moins. Pas de rivières pleines de paniers percés. Le village est fait, selon ce que j’en vois aux primes abords, de huttes torchées à la va-vite. Près de l’une d’elle, une grosse chaîne est attachée à un piquet.
C’est le genre de laisse à grosses mailles où meurent d’ennui ou de tristesse des clébards élevés aux coups et aux insultes. Je détaille la maille en la remontant du regard. Quelle tête peut avoir non pas le chien mais la tête-d’enflure d’humain derrière ce martyr.
Il n’y a plus de cabot autour du piquet. Crevé, certainement.
Pas de chien à l’horizon, pas d’aboiement à notre approche, pas d’animal non plus, ni chèvre ni rien. Le bout de la chaine qui traine au sol sur plusieurs mètres est perdu quelque part dans un entrechat qui s’arrête on ne sait où. Par sécurité pour le groupe, je m’approche en éclaireuse, un pas léger après l’autre, la précaution me tend jusqu’à la crampe.
Il paraît que certains groupes par ici attachent des fauves affamés des jours durant et qu’il les libèrent sur l’assaillant. A force de mouvements ralentis j’arrive au piquet, je me penche, regarde la terre, hume une poignée de poussière, il n’y a pas d’odeur de chien. Je me retourne vers le groupe, pour murmurer un « rien ». Il n’y a rien. Je regarde autour de moi, me courbe à nouveau au niveau du sol pour tirer sur le fil en métal lourd, histoire d’en démêler la chose. J’attrape lentement une énorme maille, le mouvement entraine un bruit qui carillonne à la chaîne sur plusieurs mètres vers le point de fuite, je tire d’un coup sec dessus.
A ma grande surprise la corde d’argent résiste. Un pic d’effroi me coure dans les jambes, ou peut-être est-ce juste la fatigue qui se rappelle à moi. Je me rassure à ma manière en pensant à l’animal qui a dû mourir au bout. Il doit être plus lourd que je ne le pensais. Un âne peut-être même un cheval. La mort doit être récente, aucune odeur de charogne ne vole dans l’air. Je tire une nouvelle fois sur la chaine, une ligne empêtrée dans un noeud apparait, elle montre un chemin derrière une petite cabane en paille et en mur en terre crue rouge. Je la suis. Arrivée à la miniature bâtisse, je me colle à l’un des murs pour regarder si personne ne m’attend derrière en embuscade. Aucun aucun soldat en vue. J’appelle mes camarades à me rejoindre, et c’est lorsque je retourne une nouvelle fois mon regard sur la chaine, que je le vois. C’est là qu’il m’apparaît. L’homme, —c’est un homme—, un être humain au bout de la chaine. Il est agenouillé au sol.
Je le reconnais, c’est X.
Mon Dieu X, comment as-tu pu arriver là, je pense en le découvrant là au sol, accroupi dans la terre, les épaules à l’os dépassant d’une carcasse décharnée recourbée, saillante, sur elle-même. Il est là, accroché comme un chien, comme les anciens esclaves. Le cou ceint par une énorme laisse en cuir.
Je me précipite vers lui pour le détacher.
Mes gestes sont instinctifs. Je le libère et pourtant même si je sais que ma réaction est saine et naturelle il me trotte en tête une sale idée…
La mémoire. La mémoire de toutes les fois où il m’a humiliée, poussée, baisée sans consentement, moquée sans raison, hurlé dessus sans retenue, attrapé sans peur. Toutes ces fois me reviennent au visage. Un vague malaise me prend au ventre. Et puis une envie de vomir. Les images passées me courent sous la peau comme des nuisibles, et me remontent jusqu’à la tête en portant sur leur dos une idée qui fait vite son nid, trop vite même et trop tranquillement pour me paraître intolérable maintenant qu’il est, lui, le cul dans la poussière comme un chien attaché, sous-humain à la hauteur justement qu’il me portait à l’époque ; plus bas que terre. Maintenant que je tiens sa dignité entre mes mains et que je pourrais lui remettre en cassant ses chaines en le libérant de son état maintenant que j’en ai le pouvoir et si… Et si je le laissais mourir là ? Crever lentement. La vendetta encore me picore le coeur, sans le noircir tout à fait.
Je ne sais pas si c’est l’idée d’y avoir pensé qui m’effraie le plus ou le fait que cette solution ne m’inspire aucun dégoût personnel.
J’imagine le pire sans m’en blâmer, voilà ce qui je crois m’effraie le plus. Et pourtant je défais ses liens.
Je le libère.
Je sais que je ne l’aime plus, mais je fais le choix de ne pas me corrompre, même en vengeance.
Je ne suis pas comme lui. Je le prends dans mes bras pour lui annoncer qu’il est libre, je le soulève, l’aide à marcher.
Je vois pourtant la peur dans son regard. Ce n’est pas juste la faim qui a enlaidi son visage. C’est la terreur. Je vois qu’il a peur.
Tout son corps tremble et je le serre d’avantage dans mes bras, son enveloppe est si fine sous ses restes de vêtements que je sens son pouls s’accélérer sous son sac d’os.
Je pense trois secondes au fait qu’il aie pu m’entendre penser.
Et s’il m’avait entendu penser ? Non, impossible. Il ne soupçonne pas un instant que j’ai pu envisager de le laisser rôtir là tout seul au soleil. Le bras lourd sur mon épaule il me dit qu’il ne faut pas trainer. Toute occupée à ne penser qu’à moi et à me flageller de l’intérieur, j’en avais oublié la question fondamentale : qui avait bien pu attacher X à un piquet et où se trouvaient ces monstres à présent ?
Le village était calme, mais dans sa terreur, X, me pressait pour partir. Il fallait décamper au plus vite. En avançant péniblement sous le poids de X, et en cherchant des yeux une issue, une cachette, je me figure que cette hutte n’était qu’un poste-minable, un checkpoint informel en bordure de jungle.
Je fais quelques pas de plus après la cabane et derrière un buisson apparait le vrai trésor.
Tout sous mon regard apparaît sous un autre jour, pas de village d’orpailleurs : une vraie cité, le chemin qui nous y mène passe de la terre battue poussiéreuse à la route. Elle est pavée d’une pierre lisse pareille à du corail. Nous la dominons, de la où nous sommes en surplomb, on peut en voir les limites, c’est une cité cernée par la mer, un port en fait, un comptoir, une ville construite par les esclaves arrimée à un port pour s’échanger d’autres esclaves, des produits raffinés et des épices.
Ici on a dû faire fortune car en plus du sol qui parait poli à la main, il y a ces énormes bâtiments commerciaux qui brillent comme les joyaux de Venise. D’immenses bâtiments marbrés qui desservent les quais et leurs bateaux monstrueux. Je comprends la peur maintenant.
Quelqu’un doit bien tenir cette ville. X, lève la tête alors que nous somme postés sur ce point en hauteur qui nous offre un panorama de la cité jusqu’à ses horizons inatteignables.
X regarde à mes côtés, mais ses yeux ne sont pas portés vers l’eau, juste un point que je n’arrive pas à définir.
Je cherche son point de fuite et zieute à mon tour comme X.
Une silhouette émerge des vapeurs ocres qui encombrent les quais.
Un homme sec, aux formes floues et sous sa poigne un animal, lui, bien visible. Immense, reptilien, tout « carapacé », ventru mais aux lignes tranchées en dents de scie. C’est un crocodile, il regarde dans notre direction, les yeux rouges, ovales qui brillent au loin pareils à deux rubis.
À lire d'une traite, en retenant votre souffle. Merveilleux.