1.
La science et la religion ont ceci en commun : elles naissent en grande partie de notre attention portée aux cycles de la Lune. À travers l’histoire et dans le monde entier, le calendrier lunaire a joué un rôle bien plus important dans la formation des cycles de festins et de jeûnes rituels que tout ce que les croyants affirment par la parole au sujet des rituels auxquels ils sont de toute façon déjà attachés. La religion, j’ose le dire, n’est rien d’autre que le rituel, et le rituel n’est rien d’autre que le reflet, dans la culture, de cette même périodicité lunaire qui, dans notre coin du cosmos, contribue largement à façonner les rythmes mêmes de la vie. Pessa’h, Pâques, le Ramadan, Diwali : tous sont calés sur le calendrier lunaire. Et pour projeter ce calendrier dans l’avenir proche — autrement dit, pour anticiper les prochaines fêtes religieuses —, il faut calculer. C’est là, en essence, la raison principale pour laquelle, dès le XIVᵉ siècle, les mathématiciens de l’école du Kerala, dans le sud de l’Inde, avaient mis au point des méthodes de calcul de séries décimales infinies — méthodes qui, trois siècles plus tard, devaient être associées au nom de Leibniz et constituer l’une des prétendues innovations du sous-domaine moderne des mathématiques appelé calcul infinitésimal. Sans la défaite du démon Narakasura par le seigneur Krishna, en somme, il n’y aurait ni ponts suspendus, ni satellites GPS, ni semi-conducteurs.
Je ne le dis pas dans l’esprit où les idéologues hindutva affirment que les Vedas, correctement interprétés, contiennent le plan de la technologie de l’aviation plus lourde que l’air. Je veux dire que le rituel, fondé sur ce que nous appelons superficiellement le « mythe », exige une mise en forme du temps — une tâche qui repose sur notre aptitude mathématique innée. Au fil de l’histoire, l’exercice assidu de cette aptitude ne peut manquer de conduire à des découvertes ayant d’importantes applications pratiques. À cet égard, pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, la religion et la science n’étaient manifestement que deux dimensions d’une seule et même entreprise humaine d’ensemble. Et si nous voulons trouver une force ou une entité singulière qui nous ait engagés sur cette voie, nous ne pourrions guère faire mieux que de montrer du doigt la Lune.
2.
Il est probable qu’un grand impact ait séparé la Lune de la Terre il y a environ 4,5 milliards d’années, et c’est peu après cela que nous trouvons les plus anciennes traces de vie sur notre planète. Une théorie des événements concernés voudrait que la vie soit arrivée d’ailleurs à la suite d’un autre impact, moins destructeur — c’est la théorie de la panspermie. Une autre théorie soutient que le système dynamique nouvellement formé, impliquant à la fois la Lune et la Terre, a joué un rôle essentiel dans l’autocatalyse des composés organiques. Soudain, avec deux corps liés gravitationnellement l’un à l’autre, et avec les effets de marée que cela produisait sur celui des deux qui était en grande partie recouvert d’océan, nous avions en somme l’équivalent naturel de ce qu’on appelle, dans le laboratoire biomédical, un orbital shaker : on le laisse fonctionner toute la nuit, il agite les particules dissoutes dans un liquide, et parfois, si les proportions, la température et la vitesse sont justes, quelque chose commence à se produire. Pas d’autocatalyse, en somme, sans le balancement rythmique et alterné des marées ; et pas de marées sans la Lune.
La Lune ne s’est pas contentée d’engendrer puis de disparaître. Au cours de l’évolution biologique, un certain nombre d’espèces — en particulier parmi les vers, les crustacés et les mollusques vivant dans la zone intertidale — présentent des rythmes endogènes circalunaires et circatidaux qui persistent même dans des conditions de laboratoire constantes. Ces animaux ne réagissent pas simplement à la lumière ou à la pression : ils ont, en effet, évolué de manière à posséder leurs propres mécanismes oscillatoires, reproduisant les rythmes du cycle lunaire que la lumière et la pression soient présentes ou non. La sensibilité aux influences périodiques de la Lune, à la fois par les marées et par la lumière, est vraisemblablement l’un des plus anciens rythmes environnementaux auxquels les organismes se soient adaptés, antérieur aux systèmes circadiens complexes qui dominent aujourd’hui la vie sur la Terre.
La Lune ne s’est pas contentée d’engendrer puis de disparaître. Au cours de l’évolution biologique, un certain nombre d’espèces — en particulier parmi les vers, les crustacés et les mollusques vivant dans la zone intertidale — présentent des rythmes endogènes circalunaires et circatidaux qui persistent même dans des conditions de laboratoire constantes. Ces animaux ne réagissent pas simplement à la lumière ou à la pression : ils ont, en effet, évolué de manière à posséder leurs propres mécanismes oscillatoires, reproduisant les rythmes du cycle lunaire que la lumière et la pression soient présentes ou non. La sensibilité aux influences périodiques de la Lune, à la fois par les marées et par la lumière, est vraisemblablement l’un des plus anciens rythmes environnementaux auxquels les organismes se soient adaptés, antérieur aux systèmes circadiens complexes qui dominent aujourd’hui la vie sur la Terre.
Seul un très petit pourcentage de mammifères — peut-être environ 2 % — menstruent, et parmi eux, seule la musaraigne-éléphant, avec son cycle de neuf jours, échappe à la temporalité approximative d’une phase complète de lunaison. Contrairement aux vers et aux palourdes que nous venons d’évoquer, les mammifères menstruants ont évolué des centaines de millions d’années après que leurs ancêtres eurent quitté les mares intertidales, et il n’existe aucun sens littéral dans lequel on pourrait dire que la menstruation des mammifères est causalement liée aux phases de la Lune. Il est néanmoins certain que, dans les sociétés préindustrielles, les phases lunaires exerçaient une influence importante sur la régulation hormonale et neurochimique du corps humain, et le phénomène de l’« entrainement faible », par lequel le cycle menstruel se synchronise plus ou moins précisément avec le cycle lunaire, est empiriquement bien établi.
En l’absence de pollution lumineuse urbaine, l’illumination nocturne due à la Lune croissante et décroissante pouvait constituer un repère temporel stable, à l’échelle planétaire, d’une durée de 29,5 jours, influençant la sécrétion de mélatonine, les rythmes du sommeil et, par conséquent, la libération des gonadotrophines. À cet égard, la Lune n’a peut-être pas causé la menstruation, mais elle a pu en favoriser l’entrainement et l’intégration symbolique dans un rythme plus large, fondé sur le mois, de la vie, de la cognition et de la coordination sociale. La périodicité menstruelle pourrait bien constituer le pont expérientiel entre le temps biologique et le temps culturel, lequel implique avant tout ce que l’on pourrait appeler la conscience calendrique.
À l’origine de toute culture sont donc les femmes, qui ont, pour ainsi dire, intériorisé les marées. (Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire de l’évolution qu’un organisme se recalibre sur des forces extérieures en les incorporant littéralement à lui-même : on peut penser, par exemple, aux bactéries libres qui ont envahi les cellules primitives et sont devenues l’ADN mitochondrial, ou encore au glaive chitineux du calmar, vestige internalisé de la coquille mollusquienne de ses ancêtres.) Les hommes, eux aussi, essaient de participer à ce processus — par la couvade et d’autres inversions symboliques des rôles sexuels, par l’astronomie lunaire, par la formation d’une classe sociale des prêtres. Mais tout cela n’est que réaction.
3.
Ces affirmations sont confirmées par la linguistique : du latin au !kung, on trouve encore et encore un lien étymologique étroit entre « lune », « mois » et « menstrues ». Et elles sont confirmées par l’archéologie : souvent, dans l’étude des marques préhistoriques sur la pierre ou sur l’os, nous sommes confrontés à ce qui semble être une indétermination insurmontable : regardons-nous un calendrier lunaire rudimentaire, ou bien un suivi de cycle menstruel ? Ce n’est guère une exagération que de dire que la chronobiologie humaine et l’astronomie lunaire ne sont, en fin de compte, que les deux principaux aspects de la plus ancienne science du monde.
Il est au moins possible que la plus ancienne preuve connue de la pensée symbolique humaine soit un suivi de cycle menstruel. Les ocres de Blombos, découvertes en 1991 dans une grotte d’Afrique du Sud, constituent un ensemble de pierres d’ocre rouge gravées datant d’entre 100 000 et 75 000 ans. Plusieurs d’entre elles présentent des motifs géométriques hachurés, dont la plupart comptent de manière régulière entre 28 et 31 marques, correspondant ainsi approximativement à la fois au cycle menstruel humain et au cycle de lunaison. Si nous jugeons pertinent de déterminer lequel de ces deux phénomènes naturels les ocres enregistrent, cela reflète peut-être simplement la distance qui sépare notre monde mental de celui des graveurs de ces pierres. Il se peut qu’ils ne distinguaient pas du tout deux phénomènes.
L’os de Lebombo (Eswatini, env. 43 000 ans avant le présent) et l’os d’Ishango (Ouganda, env. 20 000 ans AP) présentent également ce qui semble être des encoches numériques ayant pu remplir une fonction similaire. Mais il faudra attendre le Paléolithique supérieur en Europe pour voir l’insertion de possibles marques de comptage lunaires ou menstruelles dans l’art figuratif. Les gravures de La Marche et des Trois Frères (env. 15 000 ans AP), notamment, présentent des groupes de points et des traits situés près des abdomens et des cuisses de figurines féminines.
Il ne faut pas oublier que, dans les sociétés préagricoles, la chronobiologie des autres espèces animales — en particulier celles des proies — n’était pas moins importante pour la vie humaine que nos propres rythmes biologiques. Il n’est donc guère surprenant que la grande majorité de ces marques paléolithiques se trouvent non pas sur des représentations de la forme féminine humaine, mais majoritairement sur celles d’équidés, de cervidés, de caprinés, de bovidés, ainsi que, plus rarement, de poissons ou d’insectes, de mammouths laineux ou de rhinocéros. Dans une étude publiée en 2023 par Bennett Bacon et al., prolongeant les travaux pionniers d’Alexander Marshack il y a un demi-siècle, les preuves statistiques sont exposées en faveur d’une interprétation phénologique de ces marques. Lorsqu’elles se trouvent à proximité de représentations d’animaux proies, ces marques peuvent être interprétées comme un décompte du nombre de lunaisons entre le début de l’année et la saison des accouplements ou des mises bas de l’espèce concernée — les deux événements biologiques les plus marquants de son cycle de vie. Le « début de l’année » est ici supposé correspondre à la période où la glace commence à fondre sur les rivières, ainsi que d’autres signes de renaissance cyclique.
Rejetant les interprétations alternatives courantes — selon lesquelles ces marques représenteraient des figurations schématiques du souffle ou du sang (hypothèse peu probable, étant donné qu’elles apparaissent exactement de la même manière dans les représentations de poissons et de cigales que dans celles de bisons ou d’aurochs), ou qu’elles seraient les résidus d’actes magiques ou chamaniques d’« invocation » —, les auteurs soutiennent que ce que nous voyons constitue un système d’information fondé sur le nombre, ayant trait à la prévision des déplacements migratoires et des périodes d’agrégation d’une espèce donnée. Les points et les lignes représentent des unités de mois au sein d’un système de mémoire externalisée, tandis qu’un symbole récurrent en forme de Y représenterait, selon l’hypothèse, la mise bas. Celui-ci pourrait plausiblement être interprété comme un « symbole naturel » au sens de Mary Douglas, figurant, lorsqu’on le lit de haut en bas, le moment où les deux branches supérieures, représentant les parents, se rejoignent en une seule ; il pourrait également s’agir d’une représentation stylisée de l’anatomie reproductive féminine humaine, projetée par analogie sur d’autres espèces animales.
Dans l’interprétation phénologique de ces marques, il ne s’agit pas à proprement parler d’un système de suivi du cycle humain étendu à d’autres espèces — cela serait de toute façon impossible, car les rennes ne menstruent pas. Ce que l’on trouve, en revanche, c’est un système de repérage du temps et des événements biologiques saillants qui s’y produisent, mesurés de manière constante en mois, et utilisant en effet la même notation mensuelle que celle que l’on observe dans les inscriptions de suivi de cycle découvertes sur d’autres gravures du Paléolithique supérieur représentant des figurines féminines humaines. De même que le système arithmétique décimal s’est développé à partir du nombre, purement contingent sur le plan évolutif, de doigts de nos mains pour ordonner le monde dans son ensemble, il se peut que l’ordonnancement du temps en unités temporelles régulières procède, lui aussi, du corps féminin humain, ordonnant le monde selon ses rythmes.
4.
Comme nous avons déjà commencé à le voir, les calendriers rituels des religions mondiales sont généralement ancrés davantage dans les cycles lunaires que dans l’année solaire qui prédomine dans le monde moderne. L’année solaire commence à s’imposer dans notre attention calendaire dès la révolution agricole, laquelle fait naître en particulier le besoin de repérer les solstices. Ce que l’on trouve ainsi le plus souvent dans les sociétés prémodernes historiques, ce sont les calendriers dits lunisolaires, qui tentent de combiner les informations relatives aux cycles de la Lune avec l’orbite annuelle de la Terre autour du Soleil — chacune de ces révolutions étant de plus en plus conceptualisée, à mesure que l’on s’approche de l’époque moderne, non plus comme un retour cyclique au point de départ, mais comme une succession ordinale.
L’« année » paléolithique était vraisemblablement conçue comme le retour cyclique de ce que Bacon et al. appellent la bonne saison, une notion bien plus météorologique et biologique qu’astronomique. Dans les sociétés traditionnelles, on préfère généralement faire commencer l’année au printemps. Ainsi, dans le calendrier préchrétien du peuple sakha du Nord-Est de la Sibérie, le premier mois de l’année correspond à peu près à notre mois de juin et s’appelle « la ponte du poisson » ; juillet est « le mois du pin », lorsque l’écorce se détache facilement de l’arbre ; août est « le mois du foin » ; et ainsi de suite, jusqu’à avril, « le poulain arrive », et mai, « la débâcle des glaces », après quoi le calendrier recommence. L’année solaire est fondamentalement cyclique (même les mots qui la désignent dans les langues d’origine latine — annus, an, annuel, etc. — comme dans de nombreuses autres langues du monde, suggèrent quelque chose de circulaire par nature) ; le calendrier lunaire, en revanche, n’est pas, dans son essence, un éternel retour, mais une succession sans fin.
On peut concevoir la période moderne comme le moment de l’histoire où nous parvenons enfin à aplatir le calendrier solaire lui aussi, à faire de la succession des années une ligne plutôt qu’un cercle. Et l’on peut comprendre cette transformation, à son tour, comme le moment de l’histoire où nous commençons enfin à faire accomplir à l’année solaire ce que les phases de la Lune avaient fait pour nous depuis toujours : nous donner une expérience du temps comme successif, en perpétuel changement et orienté vers l’avenir. La Lune, dans cette optique, peut être considérée comme l’inspiratrice et le guide de ce grand ensemble d’activités prédictives — notamment l’anticipation des fêtes et des jeûnes rituels — qui ont façonné la culture humaine au moins depuis la fin de la dernière ère glaciaire, et vraisemblablement bien plus longtemps encore. On peut même conjecturer que la part rituelle de l’expérience religieuse en est la composante la plus ancienne, et que c’est aussi celle qui, même après le vaste tournant postglaciaire de l’humanité vers les cultures céréalières et les dieux solaires, continue de nous obliger à prêter attention à la Lune.
5.
Considérons le disque céleste de Nebra, découvert en 1999 près de la ville éponyme en Saxe-Anhalt et datant d’environ 1700 avant notre ère, au début de l’âge du bronze européen. Il s’agit de la plus ancienne représentation astronomique confirmée de l’histoire européenne, et également d’un exemple exemplaire des préoccupations lunisolaires d’un peuple de l’Ancienne Europe — pour reprendre la terminologie de Marija Gimbutas — tel que la culture d’Únětice, à laquelle on doit sa fabrication.
Le disque est grand et lourd — 31,74 cm de diamètre pour 2,2 kilogrammes — et il est constitué de cuivre et d’or. Il présente un astre circulaire interprété soit comme le Soleil, soit comme la Lune, ainsi qu’un croissant de Lune situé à la droite de cet astre. Sous ces éléments se trouve le motif mythologique de la barque solaire, bien connu dans les sociétés anciennes, de l’Égypte à la Scandinavie. En haut à droite de l’astre circulaire apparaît une représentation claire des Pléiades, les « Sept Sœurs », une constellation d’une grande importance depuis les débuts de l’agriculture, du fait que ses premières et dernières apparitions visibles à l’aube ou au crépuscule correspondent à des étapes agricoles majeures à de nombreuses latitudes.
Enfin, deux bandes extérieures dorées (la bande gauche est manquante) marquent les arcs d’horizon de l’année solaire, indiquant ainsi les points de lever et de coucher du Soleil aux solstices d’été et d’hiver. Probablement dérivés de l’astronomie mésopotamienne, ces arcs montrent l’amplitude du déplacement du Soleil le long de l’horizon au cours de l’année. Sans eux, on aurait pu supposer que le disque avait une fonction principalement ornementale, mais leur présence suggère fortement une fonction pratique également — celle d’un instrument de calibration destiné à aligner les mois lunaires sur l’année solaire, autrement dit un outil de synchronisation des cycles saisonniers et lunaires.
Un instrument lunisolaire tel que celui-ci encode encore des informations phénologiques et éthologiques, mais c’est désormais le comportement des plantes — si l’on peut parler ainsi — plutôt que celui des animaux, qui devient le plus saillant. Et il ne s’agit pas de n’importe quelles plantes, mais de plantes domestiquées, sur lesquelles les astronomes-agriculteurs exerçaient un pouvoir considérable. Il en résulte que l’on peut voir un instrument comme le disque céleste non plus simplement comme un dispositif de suivi de la nature, tel que nous le trouvons dans les marques paléolithiques, mais comme une expression du pouvoir — d’un pouvoir croissant.
Dans les sociétés agricoles — y compris celles, à dominante pastorale, dont la principale récolte est le foin destiné aux vaches et aux chevaux —, on trouve de manière constante une attention partagée entre le Soleil, la Lune et les Pléiades, considérés comme des agents coégaux dans la formation des rythmes de la vie humaine. Ainsi, dans Le courageux Er Soğotokh, une épopée olonkho du peuple sakha, on trouve le récit évocateur d’une sorte de cosmogonie trinitaire :
Afin que mon vaste ciel retentissant,
Avec son secret inaccessible,
Ne s’effondre point après s’être fendu,
Ils y ont placé les Pléiades comme son Seigneur.
Afin que, fissuré, il ne tombe point,
Ils y ont inséré notre Seigneur la Lune.
Afin que, fragmenté, il ne s’écroule point,
Ils y ont ajouté notre Seigneur le Soleil, tel une roue.
Pour son Soleil couchant, ils ont fait
L’oiseau nouveau-né, afin qu’il compte les heures.
(75-84 ; notre traduction)
Dans les Travaux et les Jours, le poète épique grec Hésiode, vers 700 avant notre ère, donne aux agriculteurs des conseils pratiques que l’on dit parfois transmettre, par le langage, la même information que celle encodée dans le disque céleste de Nebra :
Quand les Pléiades, filles d’Atlas, se lèvent, commence ta moisson ;
quand elles se couchent, laboure.
Pendant quarante nuits et quarante jours elles restent cachées,
puis, quand l’année tourne, elles reparaissent ;
alors, aiguise ta faucille.
C’est la règle pour ceux qui habitent les plaines nourricières,
ou près de la mer demeurent, ou dans les vallées profondes,
loin du flot mugissant.
Sème nu, laboure nu, moissonne nu,
si tu veux que les dons de Déméter viennent en leur saison
et que chaque récolte mûrisse en son temps.
(383-392 ; tr. Paul Mazon)
Sur un panneau peint de la Salle des taureaux à Lascaux, datant d’environ 17 000 ans avant le présent, on trouve un groupe de sept points au-dessus de l’épaule gauche d’un aurochs. De nombreux commentateurs ont émis l’hypothèse que l’animal représenterait la constellation du Taureau, tandis que les points figureraient les Pléiades. Il me semble toutefois bien plus plausible, à la lumière des travaux récents que nous avons examinés, que l’aurochs soit simplement un aurochs, et que les points constituent le record éthologique de la persistance de cet animal dans le temps, dont les unités sont mesurées en cycles lunaires. Les sociétés préagricoles prêtaient attention, du moins à certains aspects du ciel nocturne, mais non pas avec les mêmes questions à l’esprit, ni avec les mêmes objets en vue, que ceux que l’on trouve chez Hésiode ou chez l’olonkhosut. À Lascaux, la vie se mesurait non pas en années, mais en mois.
6.
Il n’est pas nécessaire d’adhérer entièrement au récit spéculatif de Marija Gimbutas sur les cultures de l’Ancienne Europe (et de l’Ancienne Eurasie) comme étant essentiellement matriarcales, pour reconnaître du moins que la révolution agricole a vraisemblablement entraîné d’importantes transformations dans l’idéologie du genre. Les femmes avaient été, dans la préhistoire, non seulement la source de la vie, mais aussi, pour ainsi dire, les instruments du temps. Cela a pu avoir des implications considérables pour ce que l’on pourrait appeler, au sens large, leur position politique — en particulier leur rôle social de médiatrices entre le domaine terrestre et le domaine surnaturel —, rôle qui reviendra plus tard à la classe des prêtres, souvent exclusivement masculine. En Asie du Nord, le mot désignant la « chamane » partage la même racine dans plusieurs familles linguistiques — turcique, mongole, toungouse et paléo-sibérienne —, tandis que son équivalent masculin, « chaman », possède, dans chaque cas, une racine différente — comme pour suggérer qu’il s’agit d’une formation relativement récente et quelque peu ad hoc pour désigner une fonction autrefois, par définition, féminine.
La révolution agricole n’a eu lieu qu’hier ; la révolution industrielle, il y a à peine un instant ; la révolution numérique, elle, a commencé à se dérouler il y a à peine une milliseconde. Avant tout cela, nous avons des centaines de milliers d’années de vie culturelle parmi les diverses espèces du genre Homo, impliquant nécessairement des représentations riches et profondes — et aujourd’hui partiellement reconstituables — du monde naturel et de notre place en son sein. Et avant cela encore, nous avons des milliards d’années d’évolution organique en échange constant avec la nature.
Croire que nous puissions dire quoi que ce soit sur ce que c’est qu’être un homme ou une femme, un être humain ou un animal, un croyant ou un non-croyant, un théiste ou un naturaliste, sans tenir compte de tout cela — sans même prêter attention aux animaux, aux plantes, aux corps célestes dans le ciel nocturne — mais en en débattant uniquement entre nous en ligne, comme si cela avait toujours été notre condition, comme s’il pouvait avoir le moindre sens de formuler des affirmations sur ce que nous sommes sans la moindre pensée pour la nouveauté et l’anomalie extrême de notre forme de vie actuelle — cela n’est rien d’autre que de l’idiotie, les vocalisations creuses d’êtres qui se connaissent encore moins qu’une intelligence artificielle ne les connaît. Quelles strates nous portons en nous ! Se contenter de la métaphysique du moment revient pratiquement à admettre que notre temps est révolu.

Bibliographie
Bennett Bacon, Azadeh Khatiri, et al., “An Upper Paleolithic Proto-Writing System and Phenological Calendar,” Cambridge Archaeological Journal 33/3 (2023): 371-389.
Claudine Cohen, Femmes de la Préhistoire, Paris, Éditions Tallandier, 2021.
Mary Douglas, Natural Symbols: Explorations in Cosmology, London, Routledge, 1996 [1973].
Marija Gimbutas, The Goddesses and Gods of Old Europe, 7000 to 3500 BC: Myths, Legends and Cult Images, London, Thames & Hudson, 1974.
Waldemar Jochelson, Peoples of Asiatic Russia, New York, American Museum of Natural History, 1928.
Richard Lathe, “Fast Tidal Cycling and the Origin of Life,” Icarus 168 (2004): 18-22.
André Leroi-Gourhan, Les religions de la Préhistoire, Paris, Presses Universitaires de France, 1964.
Alexander Marshack, The Roots of Civilization: The Cognitive Beginnings of Man’s First Art, Symbol and Notation, New York, McGraw-Hill, 1971.
Frits Staal, Rituals and Mantras: Rules without Meaning, Delhi, Motilal Banarsidass Publishers, 1996.
Bernie Taylor, “Lunar Timekeeping in Upper Paleolithic Cave Art,” Praehistoria 3/13 (2021): 215-232.







mais oui, je pensais exactement à cette chose hier. nous avons perdu le sens du continuum avec l’intégralité de l’histoire et de la nature et, en tant que tels, nous sommes totalement à la dérive dans l’ère la plus égocentrique qui ait jamais été envisagée.