« Pourquoi la licorne n’a-t-elle qu’une corne ? »
À la mémoire de Balthasar von Cyr (1906-2024)
Conférence prononcée lors de l’assemblée annuelle de la Société Européenne des Études Altaïques, Université Paris XVII — Guilhem Bélibaste, 24 février 2025.
1.
C’est un grand honneur de m’adresser à vous cet après-midi et de voir cet immense amphithéâtre rempli à capacité. Nous, spécialistes des études altaïques, ne devons jamais devenir complaisants face à l’extraordinaire essor de notre domaine de spécialisation en Europe et en Amérique ces dernières années. Il est vraiment réjouissant de constater combien de personnes, en particulier des étudiants, sont désireuses d’en apprendre davantage sur les valeurs, les pratiques et les représentations mentales qui ont façonné les mondes vécus des peuples de la steppe eurasienne.
Rien que le semestre dernier, j’ai dû limiter les inscriptions à mon cours d’« Introduction au pumpokol » à 75 étudiants — et pourtant, des dizaines d’auditeurs libres ont insisté pour venir, s’asseyant par terre, me suppliant ensuite de vérifier si l’un des étudiants pré-inscrits avait abandonné. Nos universités se portent bien, et les sciences humaines en particulier. Et parmi elles, il est difficile de ne pas ressentir, du moins de mon point de vue en tant qu’initié de longue date, que les études altaïques sont les plus florissantes de toutes. Vraiment, cela réchauffe le cœur d’un vieux altaïsant. Quel moment merveilleux pour étudier l’éblouissante diversité et la richesse de l’épopée humaine !
Si l’on m’a demandé de prononcer ce discours de clôture aujourd’hui, soyons francs, ce n’est guère pour mes propres modestes mérites académiques, mais uniquement parce que je fus le dernier doctorant du grand Balthasar von Cyr, dont nous célébrons cette semaine la vie et l’œuvre. Loin de moi toute fausse modestie : cette circonstance me touche bien plus profondément que n’aurait pu le faire un hommage rendu à mes propres travaux. Je dois pourtant avouer qu’il me sera chaque année plus ardu de discerner la frontière exacte entre son œuvre et la mienne. Comme certains d’entre vous le savent déjà, peu avant son trépas survenu en août dernier —à quelques jours seulement de son 118e printemps— le Professeur Doktor Freiherr von Cyr m’avait désigné comme son unique légataire, me chargeant d’achever plusieurs de ses recherches interrompues par cette disparition que nous continuons de déplorer. C’est cette mission sacrée que j’ai acceptée avec ferveur. Je vous propose donc aujourd’hui, après un bref portrait de l’homme et de son œuvre, d’aborder l’un des plus fascinants de ces projets inachevés : sa théorie révolutionnaire sur les origines de cette figure mythologique pan-eurasienne — la licorne.
2.
Vous connaissez sans doute déjà certains aspects de la vie extraordinaire de Balthasar von Cyr, et il est probable qu’au moins une partie de ce que vous savez corresponde à la réalité. Issu à la fois de la noblesse huguenote française et germano-balte, von Cyr naquit dans le Gouvernement d’Estonie en 1906 et grandit principalement dans le manoir familial de Pernauwald. Il est vrai que sa sœur cadette Edwige (1910-1968) fut internée à l’Irrenanstalt de Dorpat dès l’âge de dix ans, s’étant convaincue d’être une corneille charognarde, ce qui provoqua par son comportement en société un embarras intolérable pour sa famille. Mais l’explication qui circule depuis longtemps sur les causes de sa folie n’est qu’une rumeur vicieuse, que je ne daignerai même pas expliciter ici, encore moins réfuter.
À l’exception possible de la pierre de Kaali, aucun exemple confirmé de pierre runique fennique n’est connu à ce jour. Pourtant, selon le récit de von Cyr lui-même, à l’âge de 13 ans, alors qu’il jouait avec son chien de sang, Plekk, dans les bois près de Pernauwald, il découvrit un objet qui allait changer sa vie : un petit morceau de granite semblant représenter la divinité pré-chrétienne Ukko en train de lancer un éclair, entouré de plusieurs marques non-figuratives d’un alphabet inconnu ou d’un Futhark. À 16 ans, von Cyr correspondait déjà avec les plus éminents finno-ougristes de Dorpat et Helsinki, et l’année suivante il publia son premier article scientifique : « Über den altfinnischen Pernauwalder Runenstein », Finnisch-Ugrische Forschungen, Sonderhefte, Reihe VI, Band 4 (1923) : 296-307.
Séduit par la formulation la plus radicale de la théorie pan-touranienne alors en vogue —qui postulait une unité ancestrale non seulement entre les langues turciques, mongoles et toungouses, mais aussi les langues finno-ougriennes et même japoniques—, von Cyr partit en 1925, à l’âge de 19 ans, pour Berlin afin d’y entreprendre des études de turcologie comparée sous la direction d’Otto Jastrow à l’Institut d’études des langues orientales de l’université Humboldt. Au cours des cinq années suivantes, il s’imposa comme l’un des chercheurs les plus importants dans le domaine de la linguistique et de l’ethnologie eurasiennes au sens le plus large. En 1933, à 28 ans, il devint le plus jeune titulaire de chaire de l’histoire de l’université, célèbre pour ses cours magistraux touchant à une énorme gamme de sujets, de la morphosyntaxe du vieux carélien au motif de l’âme-oiseau dans les représentations bouriates de l’au-delà.
Et von Cyr aurait sans doute volontiers prolongé cet arrangement toute sa vie, si l’histoire n’en avait décidé autrement. En 1941, il fut enrôlé dans la Wehrmacht comme officier du renseignement sur le front de l’Est. Sa mission principale consistait à interroger dans leur langue les soldats de l’Armée rouge capturés, d’origine tatare de la Volga. Les circonstances de sa propre capture restent obscures, mais nous savons qu’il fut fait prisonnier quelque part en Bachkirie, dans le chaos de l’opération Barbarossa au début de 1942. Certains affirment qu’il a fait exprès pour être fait prisonnier, allant jusqu’à demander à ses gardiens —requête surprenante— d’être envoyé au tristement célèbre camp pénitentiaire de Kolyma. Selon ces sources, il aurait négocié des conditions de détention relativement confortables en proposant d’espionner ses codétenus evenks et yukaghirs, qui ne pouvaient jamais soupçonner qu’il comprenait leurs conversations
Je soupçonne cette histoire d’être vraie, tout en pensant que von Cyr fit toujours de son mieux —dans des circonstances difficiles où certains compromis moraux étaient inévitables— pour mener un double jeu : divulguer juste assez d’informations aux autorités pour préserver son statut privilégié, tout en s’efforçant de ne jamais trahir les véritables conspirations et projets d’évasion que ses compagnons élaboraient activement dans leurs langues peu connues. Je crois également vrai l’autre grande rumeur concernant son séjour en URSS : qu’il déclina —que dis-je, refusa— d’être libéré du Goulag lors d’un premier échange de prisonniers en 1948, pour finalement y rester jusqu’en 1956, l’année de ses cinquante ans, pour la seule raison qu’il jugeait initialement sa maîtrise du tchouktche insuffisante, et espérait qu’un séjour prolongé à Kolyma l’aiderait à la perfectionner. C’était un homme, pouvons-nous affirmer sans hésitation, aux priorités peu communes.

À son retour en Allemagne de l’Ouest, von Cyr traversa des années difficiles. Les tribunaux de dénazification avaient cessé leurs activités en 1953, et von Cyr n’encourut aucune interdiction professionnelle officielle, mais il soupçonnait que ses activités pendant la guerre expliquaient largement son incapacité à obtenir un poste universitaire. Malgré l’intérêt croissant pour ses travaux aux États-Unis, ses nombreuses demandes de visa furent systématiquement rejetées. Plus désastreux encore, son analyse de la pierre runique de Pernauwald s’était révélée entièrement fausse : comme l’avait démontré de manière conclusive une équipe de chercheurs est-allemands en 1961, les marques sur le granite n’étaient que « de simples stries et fissures taphonomiques, accompagnées de quelques ajouts hâtifs, probablement gravés au canif ». L’œuvre révolutionnaire de von Cyr, affirmait-on désormais, « n’était rien d’autre qu’une farce d’adolescent [nichts anders als ein Jugendstreich] » (F. W. Görke et al., « Der Pernauwalder Runenstein: Eine Neubewertung der von Cyr’schen Hypothese », Archäologische Nachrichten aus dem Osten 4/1 [Herbst, 1961] : 89-114). Parmi les répliques notoires qui ont marqué la postérité de von Cyr figurait sa réponse acerbe dans une lettre publiée dans le numéro suivant de la même revue : « Mes résultats falsifiés restent supérieurs à leurs résultats authentiques ». Pour ma part, je n’ai compris la profonde sagesse de cet adage que progressivement, au fil de ma longue carrière.
Von Cyr finit par obtenir un poste à l’Université de São Paulo, où il passa de nombreuses années productives mais mélancoliques, enseignant dans une langue pour laquelle, comme il me le confia souvent, il n’avait « aucune affinité naturelle ». Lorsque j’arrivai au Brésil pour commencer à travailler avec Balty dans le cadre de mes études doctorales en 1994, il n’avait pas encore quatre-vingt-dix ans et traversait la période la plus active, voire frénétique, de sa carrière. Il maîtrisait de manière démontrable plus de 50 langues, et il y en avait sans doute d'autres pour lesquelles il n’a jamais jugé nécessaire de faire la démonstration.1 Quelle opportunité ce fut pour moi ! Quelle gratitude j’éprouve d’avoir été formé sous sa sage guidance et d’avoir absorbé, comme par osmose, ne serait-ce qu’une infime partie de son savoir illimité.
Mais assez de ces réminiscences. Revenons à la licorne.
3.
Vous soupçonnez sans doute que le titre de mon discours aujourd’hui a un rapport avec l’interprétation des vérités analytiques au sens kantien. Comment, pourriez-vous vous demander, un unicornus pourrait-elle ne pas avoir une corne ? Laissons ce problème aux philosophes ; mon intérêt, comme celui de mon mentor, se porte ailleurs — vers les Tapisseries de la Licorne actuellement exposées aux Cloisters dans le Upper Manhattan, par exemple.
Vous savez sans doute que cet ensemble de sept tapisseries est l’œuvre d’un artisan ou d’une collectivité d’artisans français inconnus, et date des alentours du tournant du XVIe siècle. Elles représentent diverses scènes de poursuite et de capture de la bête mythique, dans des couleurs lumineuses de gaude, garance et pastel. La plus célèbre est sans doute la septième tapisserie, La Licorne en captivité, que les chercheurs ont généralement identifiée comme une variation sur le thème de l’Hortus conclusus ou « le jardin clos ». Celle qui nous intéresse davantage est la cinquième, fragmentaire, Le Piège mystique de la licorne, écho tardif du trope médiéval selon lequel, comme l’écrivit Léonard de Vinci lui-même, l’amour que la licorne porte aux vierges lui fait « oublier sa férocité et sa sauvagerie ; et, mettant de côté toute crainte, elle s’approchera d’une demoiselle assise et s’endormira sur ses genoux, permettant ainsi aux chasseurs de la capturer ».
Il existe ici des dimensions bibliques et allégoriques significatives, mais elles ne doivent pas nous retenir. La question plus importante pour nos besoins est de déterminer pourquoi on souhaiterait chasser la licorne en premier lieu, et en effet être si déterminé à la capturer qu’on utiliserait une vierge humaine, la ressource la plus précieuse de toute société traditionnelle, comme appât. Après tout, la licorne est généralement considérée comme une variété de cheval, un animal domestiqué pour la première fois vers 3500 avant notre ère, et dont l’homologue sauvage n’a pas été largement chassé en Europe depuis au moins l’Âge de Fer. Chasser un cheval, donc, même un cheval très spécial, implique clairement une rupture avec les règles ordinaires gouvernant la séparation du sauvage et du domestique, et probablement aussi une substitution symbolique pour un autre animal réel qui est resté, et reste encore, une cible des chasseurs — à savoir, le cerf.
Ainsi, la question importante, une fois que nous avons reconnu cette substitution, est de déterminer comment et pourquoi les deux cornes de l’animal réel en question ont été réduites à une seule. Mais pour comprendre pleinement cette réduction, ou pour ainsi dire cette unification, nous devrons nous éloigner du monde des tapisseries françaises de la Renaissance et entrer dans la sphère des représentations culturelles auxquelles moi, et mon mentor, dont je continue ici la recherche, avons consacré nos carrières.
Le grand altaïsant Jean-Paul Roux —ami et collaborateur, et fréquent rival scientifique, de notre propre Balthasar von Cyr— a bien résumé les théories dominantes sur la nature et les origines de la licorne dans l’ensemble du Kulturgebiet altaïque (voir son excellent livre, Faune et flore sacrées dans les sociétés altaïques, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1966). L’on peut distinguer, soutient-il, deux grandes interprétations : celle selon laquelle la licorne serait une variété de rhinocéros, et celle qui y voit un cheval présentant une excroissance anormale sur le visage.
La « théorie du rhinocéros » semble illustrer exemplairement l’habitude cognitive universelle qui consiste à assimiler l’inconnu au connu, et qui fit croire aux premiers explorateurs européens des Amériques qu’ils y avaient rencontré, non seulement des lions, mais aussi, de manière plus significative encore, du corn. Marco Polo lui-même nous fournit un exemple d’une telle assimilation lorsqu’il identifie le rhinocéros de Sumatra à une sorte de licorne — sinon tout à fait celle qu’il espérait voir. Mais si l’on a ici une assimilation de l’inconnu au connu, la question n’en est que reportée d’un cran, et il reste à se demander comment, en premier lieu, la licorne est devenue connue.
L’analyse de Roux montre que, dans les langues altaïques disposant d’un terme distinct pour désigner la licorne, ce terme est, dans chaque cas, un emprunt —au chinois, au tibétain, à l’arabe, au persan, au sanskrit— d’un mot qui, dans son sens originel, désignait le rhinocéros. Au Xe siècle Ahmad ibn-Fadlân fournit un récit détaillé d’un animal d’Asie centrale qui est « plus petit que le chameau, plus grand que le taureau. Sa tête est celle d’un chameau, sa queue celle d’un taureau et son corps celui d’une mule. Ses griffes ressemblent aux sabots d’un taureau. Il possède, au milieu de la tête, une seule corne, épaisse et ronde ». L’explorateur arabe ajoute : « Certains habitants du pays soutiennent qu’il s’agit d’un rhinocéros. »
Nous connaissons également, dans les sources mandchoues, une description étonnamment similaire, bien que plus imaginative, de ce qui ne peut être que le même animal : « Il a le corps d’un daim, la queue d’un taureau, la tête d’un mouton, les jambes d’un cheval, les sabots d’un taureau et une seule corne dont l’extrémité est charnue. Son corps est de cinq couleurs différentes. Sa hauteur est de douze pieds » (Erich Hauer, Handwörterbuch der Mandschusprache, Wiesbaden, 1955, p. 586).
Comme le note astucieusement Roux, « nous sommes ici bien loin du rhinocéros primitif ». Il suppose cependant que ces variations relèvent d’un processus plus complexe que l’assimilation opérée par l’explorateur vénitien à Sumatra, dans l’exemple déjà cité. « La licorne, écrit Roux, construite à partir des parties de divers animaux familiers, devient un hybride qui ne se distingue guère de tous les autres hybrides que nous trouvons dans la mythologie altaïque ». Cela constitue à ses yeux une confirmation d’un schéma général dans les représentations altaïques de la nature, où les âmes de tous les humains, les animaux et les plantes sont conçues comme partageant fondamentalement la même essence, le qut ou force vitale, et où l’on observe ainsi plus volontiers des recombinaisons d’éléments connus appartenant à des espèces réelles que « la représentation d’animaux fantastiques et entièrement imaginaires » qui s’inscriraient hors de l’ordre connu du vivant et seraient donc supposés posséder une âme d’un autre ordre ou d’une autre qualité, s’ils existaient.
La licorne, dans les traditions chinoise et européenne, n’est en revanche pas une simple chimère ordinaire. Elle ne représente pas un réassemblage de parties, mais la perfection, voire même la transcendance. En Europe, cette qualité motive une assimilation médiévale toujours plus poussée de l’animal au Christ, un processus qui trouve peut-être son aboutissement dans les Tapisseries de la Licorne elles-mêmes. Dans la sphère altaïque, en revanche, soutient Roux, la licorne n’est plus qu’un signal affaibli : empruntée à des voisins qui comprenaient sa perfection, elle ne fait que se dégrader progressivement pour devenir une simple curiosité.
La seconde théorie, que l’on pourrait qualifier de « tératologique », est encore plus catégorique dans son rejet de l’importance de la licorne pour les sociétés altaïques. Roux met en avant un passage clé de l’Histoire secrète des Mongols, au §117, où Jamuqa offre au jeune Gengis Khan un « cheval cornu ». Le grand érudit belge et missionnaire catholique Antoine Mostaert observe, dans une veine plutôt positiviste, qu’« il ne s’agit manifestement pas ici d’une véritable corne », et ajoute : « J’ai moi-même vu un cheval cornu chez les Ordos [peuple de Mongolie]. Sa corne était une excroissance cylindrique de kératine, longue de plusieurs centimètres, qui poussait de sa tempe ; ils l’appelaient ‘le roux cornu’ » (Mostaert, « Trois passages de l’Histoire secrète des Mongols », Studia Orientalia v. 14, no 9 [1950] : 4-6).
Certains d’entre vous se rappelleront notre Leibniz, un grand altaïsant en son propre droit, qui en 1677 s’aventura dans la campagne allemande pour examiner des témoignages relatifs à « un chevreuil coëffé d’une manière fort extraordinaire », en en concluant finalement que « la cause physique de cette excrescence se pouvoit attribuer au fait que l’humeur aqueuse de cet animal ne se pouvoit dissiper sitôt qu’elle s’y attachoit, comme elle le fait ordinairement par la chaleur... qui s’amasse dans leurs bonds, sauts et courses » (G. W. Leibniz, « La Rélation, et la figure d’un Chevreuil coëffé d’une manière fort extraordinaire », Journal des Sçavans [5 juillet, 1677] : 166-68).
On pourrait également évoquer ici l’habituelle stratégie des esprits sceptiques des hautes plaines arides de l’Ouest américain, qui cherchent à désamorcer le mythe du jackalope en invoquant les tumeurs faciales que l’on observe parfois chez le lièvre à queue noire. Dans tous les cas, il ne s’agit pas seulement d’expliquer les généalogies causales des êtres mythologiques, mais plus encore d’en finir avec eux. Une telle impatience, pour le moins, n’a jamais caractérisé l’approche de von Cyr sur ces questions, et il est donc tout naturel que nous passions de la théorie tératologique sans plus tarder.
Ce que nous découvrons lorsque nous abandonnons le positivisme grossier qui a dominé au cours du XXe siècle —positivisme dont même Roux n’a pas su entièrement se libérer et qui a souvent relégué notre propre von Cyr aux marges de sa discipline—, ce n’est pas tant que la licorne altaïque soit aussi parfaite ou transcendante que ses homologues européennes ou chinoises, mais plutôt qu’elle révèle un processus culturel dynamique au sein de la steppe eurasienne, processus qui a lui-même conduit aux représentations de la perfection de la licorne aux deux côtés de l’Eurasie.
Pour saisir cela, il nous faut remonter bien plus loin dans l’histoire que les sources écrites mobilisées par Roux, jusqu’aux tumulus funéraires de l’Âge du Fer appartenant à la culture archéologique scythe connue sous le nom de Pazyryk. Comme vous le savez sans doute déjà, les fouilles de nombreux kourganes pazyryks, datant du VIe au IIIe siècle avant l’ère commun, ont révélé des sépultures équines remarquablement bien préservées, où les chevaux étaient équipés d’un harnachement cérémoniel élaboré, comprenant notamment des coiffes ornées de bois de cerf stylisés en bois ou en feutre. Il existe également des indices suggérant que ces bois de cerf ne se limitaient pas aux rites funéraires, mais qu’ils étaient aussi portés par les chevaux dans les combats montés, les guerriers pazyryks s’élançant dans la mêlée avec de véritables bois de cerf fixés à leurs chevaux. Mais pourquoi déguiser son cheval en cerf ? Plus précisément, pourquoi les membres d’une culture fondamentalement centrée sur le cheval auraient-ils choisi de se représenter symboliquement ces créatures exaltées sous les traits d’animaux de chasse forestiers ?
Nous voici arrivés au cœur du problème, et plutôt que de vous proposer mes propres développements sur le projet qui m’a été confié, je crois qu’il sera désormais plus opportun de citer les notes inachevées, parfois même fragmentaires, que von Cyr m’a remises à ce sujet qui l’a tant occupé dans ses dernières années. « Why hath the unicorn but one horn? » demande-t-il dans un texte non daté, d’une écriture difficile et dans un anglais archaïque inexpliqué, en tête de la première page d’un carnet ligné Leuchtturm. Et il poursuit, dans un portugais imparfait mais fonctionnel2:
Afin de répondre à cette question, nous devons d’abord acquérir une compréhension plus claire de ce qu’est une corne. Parmi nos premières observations, nous devons noter que les cornes sont, presque sans exception, un marqueur de symétrie bilatérale. L’espadon possède une « épée », presque comme si son caractère singulier, plus encore que sa non-kératinisation, le disqualifiait de toute autre désignation. Le narval, récemment découvert, a une « défense », et même si nous nous forçons à l’appeler une corne, comme Ole Worm tenta de le faire passer dans son Wunderkammer de Copenhague, nous devons noter qu’aucun de ces termes n’est tout à fait correct. Il s’agit en réalité d’une dent hypertrophiée, soit la dent antérieure gauche, soit la droite —et il reste un grand mystère scientifique, peut-être le plus grand de tous, de comprendre pourquoi c’est l’une ou l’autre —, constituant ainsi une déviation extrême de la symétrie qui caractérise notre phylogénie depuis l’Urbilatérien précambrien. Cela nous laisse avec au moins certaines espèces de rhinocéros comme les seuls candidats réels à la possession d’une unique corne centrale, laquelle, comme pour prouver le sens de l’humour de la nature, se trouve attachée non pas à une noble créature comme le cheval, mais à un être étrange et presque comique, que même un regard aussi généreux que celui de Dürer ne put s’empêcher de représenter comme un char d’assaut cuirassé.
Le cheval est l’animal qui aurait dû avoir une corne unique, s’il en est un qui devait en avoir. Nous avons regardé le front nu de nos chevaux et avons ressenti, de leur part, une envie de corne. Les psychanalystes virent dans la corne de la licorne un pendant frontal de la queue, et dans la queue un pendant dorsal du phallus, ce qui expliquait pourquoi elle cherchait tant à poser sa tête sur les genoux de la vierge. Mais tout cela n’était qu’une distraction. Et encore une fois, pour comprendre cela, nous devons être prêts à considérer l’équidé et le cervidé comme formant une paire symbolique inséparable pendant au moins plusieurs millénaires de l’histoire eurasiatique.
Il existe en effet une possibilité que nous n’avons pas encore envisagée et qui pourrait nous aider à mettre en lumière cette association : non pas l’animal à une corne, ni celui à deux cornes, mais l’animal à trois cornes. J’ai en tête, bien sûr, non pas le tricératops, qui, hormis Adrienne Mayor et quelques autres chercheurs, peut être présumé n’avoir joué aucun rôle dans l’histoire culturelle humaine. J’ai en tête plutôt le cerf qu’aperçut saint Hubert lorsqu’avant sa grande repentance, il partit chasser un dimanche. Ce cerf, vous vous en souviendrez, portait une croix lumineuse entre ses bois. Une croix n’est pas une corne, me direz-vous. Mais après tout, lorsqu’une corne apparaît sur le front d’un cheval, que symbolise-t-elle, du moins dans les variantes européennes du mythe de la licorne, sinon le Christ lui-même ? Parfois, nous pouvons du moins dire qu’une corne et une croix finissent par accomplir le même travail symbolique.
Le cerf de saint Hubert, je veux dire, représente un stade intermédiaire de la licorne, lorsque la corne centrale est déjà présente, mais que les cornes extérieures, ou les bois dans ce cas, ne sont pas encore tombées. Ce stade intermédiaire démontre également de manière évidente la continuité cervidé-équidé dans l’histoire culturelle eurasienne, une forme plus archaïque de laquelle nous voyons clairement dans les kourganes pazyriks.
Les freudiens n'avaient pas entièrement tort de penser aux cornes en termes de « anxiété », mais la source de cette anxiété était systématiquement mal identifiée. Elle avait bien moins à voir avec la sexualité humaine qu’avec la cohabitation humain-animal. Nous n’avons tout simplement jamais pu accepter ce qui, en fin de compte, fut un grand crime, peut-être le plus grand crime jamais commis dans l’histoire de l’humanité — celui de réduire nos égaux, les animaux, à des sujets, désormais dominés entièrement par notre volonté et notre caprice humains. Cela, comme les peuples de la steppe l’ont continué à comprendre bien après que leurs voisins entièrement sédentarisés à l’Est comme à l’Ouest aient oublié, était la véritable Chute.
Mais même après la Chute, le cerf continua de rôder dans la forêt juste au-delà de nos villages et nos fermes, en tant que non-bouc, non-vache, et surtout non-cheval. Il n’est donc pas surprenant de trouver des efforts persistants pour honorer le cheval, pour l’exalter, en le transformant symboliquement en cerf à nouveau. Et à mesure que les religions universelles interrompaient les cultes traditionnels de vénération des esprits animaux en faveur d’un Créateur et Sauveur transcendant, au fil du temps, du moins dans l’élaboration occidentale de ce processus historique qui a commencé dans la steppe, le cerf est devenu plus qu’un cerf, mais un symbole de perfection incarnée — en d’autres termes, la licorne ; en d’autres termes, le Christ.
4.
Je souhaiterais sincèrement pouvoir développer davantage ces réflexions de mon mentor, mais la vérité est que je ne suis pas tout à fait certain de les avoir pleinement comprises, et je ne suis pas aveugle au fait que l’amphithéâtre n’est pas tout à fait aussi plein qu’au début de ma conférence. Permettez-moi donc maintenant, un peu à la volée, de conclure en vous lisant une note curieuse trouvée sur la dernière page du même carnet Leuchtturm. Cette note pourrait nous aider à mieux comprendre un chapitre de la vie de von Cyr que, je le sais bien, j’ai dit au début que je ne daignerais pas aborder, mais que je crois susceptible de retenir ceux d’entre vous qui sont encore assis jusqu’à la fin. Plus que cela, elle risque de vous donner un besoin soudain et pressant d’un verre bien fort, donc j’espère sincèrement que vous vous joindrez à nous lors de la réception qui suivra dans le hall [rire nerveux dispersé].
Pour conclure, donc, Balthasar von Cyr écrit 3:
Ce que personne n’a compris, c’est qu’elle était vraiment un corbeau. Edwige était un corbeau. Les âmes deviennent des oiseaux, parfois. Les gens ont oublié, mais les âmes deviennent encore des oiseaux. Habituellement, elles deviennent des oiseaux et s’envolent, mais Edwige est restée.
C’est ce qui m’a conduit sur ce chemin dans la vie. La pierre gravée n’était qu’un prétexte. D’accord, je l’admets : c’était une blague de jeune. Ce que je voulais vraiment comprendre, c’est ce que j’avais déjà vu très tôt chez la personne la plus proche de moi au monde, et que quelque intuition obscure me disait que nos ancêtres avaient toujours su.
J’ai dit que les âmes deviennent des oiseaux, mais il aurait été plus correct de dire que les âmes sont des oiseaux, ou qu’elles sont « ornithomorphes », comme les normes académiques m’avaient obligé à le formuler pendant tant d’années. Nous avons quelques indices faibles de ce fait évident dans nos contes populaires banals — comme quand on dit que la cigogne « livre » le bébé. La cigogne n’est pas un simple livreur, cependant, mais un véhicule de l’âme préexistante.
Et comme à la naissance, ainsi à la mort : l’âme s’envole.
L’âme s’envole — mais Edwige est restée.
Merci de votre attention. Je vous retrouverai dehors pour l’apéro.
—
Edwin-Rainer Grebe occupe la chaire Ewald R. et Ethel P. Grundy en études altaïques à l’Université Harvard.
Dans un ordre approximatif d’acquisition : allemand, russe, estonien, français, anglais, finnois, suédois, lituanien, latin, grec, polonais, sanskrit, turc, letton, hongrois, japonais, persan, ottoman, avestique, tatar (de la Volga et de Crimée), gothique, mongol, ouïghour, tchouvache, vieux-turc, kazakh, ouzbek, turkmène, karakalpak, sakha, dolgane, nénètse, mordve, oudmourte, lapon, khanty, komi, mari, vepse, carélien, gagaouze, kalmouke, ket, navajo, aïnou, aléoute, nivkhe, koryak, itelmène, mandchou, bouriate, evenk, yukaghir, tibétain et, enfin, portugais. Curieusement, le tchouktche ne figura jamais sur sa liste personnelle.
Para responder a essa pergunta, primeiro precisamos entender melhor o que é um chifre. Entre nossas primeiras observações, devemos notar que os chifres são, quase sem exceção, um marcador de simetria bilateral. O espadarte tem uma “espada”, quase como se sua singularidade —mais do que sua não-queratinização— o desqualificasse para qualquer outra designação. O narval, descoberto recentemente, tem uma “presa”, e mesmo que nos esforcemos para chamá-la de chifre, como Ole Worm tentou fazer em seu Wunderkammer de Copenhague, devemos observar que nenhuma dessas denominações está correta — na verdade, é um dente hipercrescido, seja o dente frontal esquerdo ou direito — e permanece um grande mistério da ciência, talvez o maior de todos, por que deve ser um ou outro — e, portanto, um exemplo de extrema divergência da simetria que caracteriza nossa linhagem desde os tempos do Urbilateriano pré-cambriano. Isso nos deixa com pelo menos algumas espécies de rinoceronte como os candidatos mais próximos do mundo real para possuir um único chifre central, que, como que para provar o senso de humor da natureza, vem acoplado não a um animal nobre como o cavalo, mas a uma criatura estranha e quase cômica que mesmo um olhar tão generoso quanto o de Dürer não pôde deixar de representar como um tanque de guerra blindado.
O cavalo é o animal que deveria ter um único chifre, se algum deveria tê-lo. Olhamos para as frontes desnudas de nossos cavalos e sentimos uma inveja de chifres por parte deles. Os psicanalistas enxergavam o chifre do unicórnio como uma contraparte frontal da cauda, e a cauda como uma contraparte dorsal do falo - o que explicava por que ele estava tão empenhado em repousar a cabeça no colo da virgem. Mas tudo isso era uma distração. E, mais uma vez, para enxergarmos isso, precisamos estar preparados para tratar os equídeos e cervídeos como constituindo um par simbiótico inseparável por pelo menos vários milênios da história eurasiática.
Existe de fato uma possibilidade que ainda não consideramos e que pode nos ajudar a traçar um paralelo mais nítido: não o animal de um chifre, nem o de dois, mas o de três chifres. Refiro-me, é claro, não ao tricerátopo — que, salvo por Adrienne Mayor e alguns outros acadêmicos, pode-se presumir não ter desempenhado nenhum papel na história cultural humana - mas sim ao cervo avistado por São Huberto quando, antes de seu grande arrependimento, saiu para caçar em um domingo. Aquele cervo, como vocês devem se lembrar, trazia uma cruz luminosa entre seus chifres. “Uma cruz não é um chifre”, vocês podem dizer. Mas, por outro lado, quando um chifre aparece na testa de um cavalo, o que mais ele simboliza — pelo menos nas variantes europeias do mito do unicórnio - senão o próprio Cristo? Às vezes, podemos ao menos dizer, um chifre e uma cruz acabam cumprindo a mesma função simbólica.
O cervo de São Huberto, quero dizer, representa um estágio intermediário do unicórnio, quando o chifre central já está presente, mas os chifres externos - ou galhadas, neste caso - ainda não caíram. Este estágio intermediário também demonstra claramente a continuidade cervídeo-equina na história cultural eurasiática, uma forma mais arcaica da qual vemos com toda clareza nos kurgans de Pazyryk.
Os freudianos não estavam completamente errados em pensar nos chifres em termos de “ansiedade”, mas a fonte dessa ansiedade foi sistematicamente mal identificada. Tinha muito menos a ver com a sexualidade humana do que com a convivência humano-animal. Simplesmente nunca conseguimos realmente aceitar o que foi, no final das contas, um grande crime — talvez o maior crime já cometido na história da humanidade — o de reduzir nossos iguais, os animais, a nossos súditos, dominados agora inteiramente por nossa vontade e capricho humanos. Isto foi, como os povos das estepes continuaram a entender muito depois que seus vizinhos totalmente sedentários no Oriente e Ocidente haviam esquecido, a verdadeira Caída.
Mas mesmo após a Caída, o cervo continuou a espreitar na floresta logo além de nossos assentamentos, como o não-carneiro, o não-boi e, acima de tudo, o não-cavalo. Não é surpreendente, então, encontrar esforços duradouros para honrar o cavalo, exaltá-lo, transformando-o simbolicamente em um cervo novamente. E quando as religiões universais interromperam os cultos tradicionais de reverência aos espíritos animais em favor de um criador transcendente, com o tempo — pelo menos na elaboração ocidental desse processo histórico que começou na estepe — o cervo tornou-se mais que um cervo, mas um símbolo da perfeição encarnada: em outras palavras, o unicórnio; em outras palavras, o Cristo.
O que ninguém entendeu é que ela realmente era um corvo. Edwige era um corvo. As almas ainda se transformam em pássaros, às vezes. As pessoas esqueceram, mas as almas ainda se transformam em pássaros. Normalmente elas se tornam pássaros e voam para longe, mas Edwige ficou.
Foi isso que me colocou nesse caminho na vida. A pedra rúnica foi apenas um pretexto. Tudo bem, eu admito: foi uma brincadeira juvenil. O que eu realmente queria entender era o que eu já tinha testemunhado muito cedo na pessoa mais próxima de mim no mundo, e que uma vaga intuição me dizia que nossos ancestrais sempre souberam.
Eu disse que as almas se transformam em pássaros, mas teria sido mais correto dizer que as almas são pássaros, ou que são “ornitomórficas”, como as normas acadêmicas me obrigaram a dizer por tantos anos. Temos alguns vestígios tênues desse fato simples em nossos contos folclóricos banais — como quando dizem que a cegonha “entrega” o bebê. A cegonha não é uma entregadora comum, porém, mas um veículo da alma pré-existente.
E assim como no nascimento, também na morte: a alma voa para longe.
A alma voa para longe — mas Edwige ficou.
Il y a plusiers des ans quand le travail au distance était encore assez rare j'ai eu une co-travailluese avec une fille de peut-être 4 ou 5 ans. Lorsqu'elle interrompait les meetings de sa mère je lui demandais souvent ce qu'elle voudrait être quand elle est grande. Elle avait toujours dit :
Une licorne !